Louis Sclavis
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Louis Sclavis
Voici l'article de Bertrand Ravalard // Publié le 20 août 2001 sur citizen jazz. Très intéressant.
http://www.citizenjazz.com/Louis-Sclavis,123469.
Comme le rappelle le fameux journaliste Mike Zwerin (1), Sclavis a grandi dans un monde où l’apprentissage du jazz comme de l’improvisation ne passait plus forcément par l’étude méticuleuse des standards ou la récitation scolaire des improvisations de Charlie Parker ou John Coltrane (celadit sans méchanceté, on a vraiment bien assez d’ennemis comme ça). Ceci est son plus grand tort. Sclavis, musicien lyonnais, a d’abord été fasciné par Maurice Merle, inconnu au bataillon du Dictionnaire du jazz, cofondateur du Workshop de Lyon, et donc de L’ARFI (association lyonnaise à la recherche d’un folklore imaginaire). Ses premiers pas à la clarinette ont été effectués sous les hauts patronages de Sidney Bechet et d’Albert Nicholas. Sclavis n’a pas rencontré le dieu du jazz au cours d’un périple hallucinogène à New York, tout est là - si nous pouvons nous permettre une telle assertion (et sans vouloir être parano,... on fait gaffe).
La violence du musicien (maintes fois éprouvée, en disque comme en concert) est l’héritière d’une rébellion « européenne », pas d’une frustration liée au legs américain. Elle se montre aussi sensuelle et intellectuelle que peut l’être la colère d’un Parker, mais elle vient d’autres horizons, d’une autre philosophie. Sclavis a souvent fait référence dans ses interviews aux concerts donnés par le groupe d’Albert Ayler à la fondation Maeght (en 1970), et ses compositions font parfois l’éloge d’Eric Dolphy (« Green Dolphy Suite », « Les bouteilles »), mais il est difficile de cerner son rapport exact aux modèles américains. A chaque fois qu’il semble chanter sa fascination pour les grands jazzmen, il clame ensuite son dédain pour la préoccupation du style et rejette illico presto le mot de jazz - vous me direz, il n’est pas le seul, Ellington est son prophète.
Ellington qu’il a plusieurs fois violenté (in Clarinettes ou Ellington on the Air), avec l’incomparable avantage de ne pas tomber dans le respect puéril (tout respect est suspect) mais dans la recréation, dans l’évocation prometteuse, dans l’allégorie. Qui a entendu sa première interprétation du célèbre Black & tan fantasy (1927) a compris beaucoup sur la noirceur et la profondeur ellingtionnienne, et par là des étranges pouvoirs de Sclavis. Ce n’est pas Ellington qui est dans l’air, ni un quelconque vent de nostalgie pour gérontocritiques (pour le copyright, voir notre confrère Bessières), mais la tragédie, qui nous ramène, par d’étonnants et bizarroïdes raccourcis, à Nietzsche (la Naissance de la tragédie (à partir de l’esprit de la musique) et à Shakespeare.
Louis Sclavis, délaissant un moment une délicatesse toute « classique » (voir le son large, rond et presque pas granulé de sa clarinette ou de son soprano), recherche la puissance, la force. Les références au monumental (les titres « Petra », « Rhinocéros », « le Phare », « Face Nord ») s’opposent à la fragilité de certains thèmes, arrangements (les albums Acoustic Quartet ou Danses et autres scènes), à la subtilité et au raffinement de son jeu dans certains contextes. Un peu comme la frêle clarinette se distingue du puissant saxophone soprano, si l’on veut. Louis Sclavis se pose dans une dialectique de conflit entre l’esprit et la matière, entre le groupe et le soliste, entre l’homme et son idéal. Les deux albums sortis en 1996 (Les violences... et Ceux qui veillent la nuit) sont dans cette optique d’hallucinants éclaireurs. Plus le projet de Sclavis mûrit et se précise, en effet, plus la violence y est impressionnante.
Louis Sclavis a, semble-t-il, tout compris du théâtre, du spectacle qui auréole les musiques de Portal, de l’Art Ensemble of Chicago ou de John Coltrane, en somme de toute une partie des free américains et européens. Ses albums ne sont pas des compilations de standards joués à la va-vite après deux répétitions (pardon...), mais des concept-albums - le mot fait peur, mais il décrit simplement un des aspects fondamentaux de la création musicale, celui qui a rapport avec la pensée, la réflexion sur les buts et la transmission d’idées métaphysiques. Sclavis réunit ses albums en trilogie (Clarinettes-Chine-Chamber music, les trois C), il les place sous le haut patronnage de Dolphy, Ellington ou Rameau. C’est sa capacité à mettre en scène sa propre musique qui étonne. D’où le rapprochement avec un vénérable jazzman comme John Coltrane, qui sut entourer ses innovations stylistiques d’une aura mytico-cosmique, et quasi-légendaire.Mais le plus important est surtout : comment vais-je pouvoir exprimer une vérité, ma vérité ? Comment vais-je me forcer à éviter de parler comme tout le monde de tout et de rien, le tout saupoudré d’un zeste de swing rassis, comment vais-je parler librement de la liberté et de l’absence de liberté - puisque, comme on le sait, le swing est fait de tension et de détente, de soleil et de cachots. Et bien sûr la solution réside dans une volonté farouche de progrès, dans un activisme vaguement schizophrénique : Louis Sclavis fait en effet beaucoup pour accroître le chômage qui règne dans ce pays. Il travaille avec les saxophonistes Michel Portal, Evan Parker, Jean-Marie Padovani et Tim Berne, les batteurs Daniel Humair et Trilok Gurtu, le « DJ »Christian Marclay, Henri Texier, les violoncellistes Ernst Reijseger et Vincent Courtois, les guitaristes Noël Akchoté et Fred Frith et tout dernièrement Laurent de Wilde. Sans oublier ses propres groupes (Acoustic Quartet, Trio avec Bruno Chevillon et François Merville, « trio africain » avec Texier et Romano, Septet...) et ses premières formations (Workshop de Lyon et Big bands de Cecil Taylor et de Chris McGregor). Et puis, enfin, ses participations plus ou moins actives à des musiques de théâtre, danse, ou cinéma - récemment pour Bertrand Tavernier (2).
Finissons d’ailleurs cet article épuisant par un petit retour sur le swing, qualité rythmique. Il ne faudrait pas manquer de remarquer la qualité principale du jeu virtuose de Sclavis : son sens aigu du rythme, son écoute exceptionnelle des pulsations intérieures ou extérieures. Par là même, il est l’héritier des plus grands jazzmen (ça y est, on l’a dit, on ne voulait pas, mais c’est ven
u tout seul). Il ne faut alors pas s’étonner que son choix se soit porté sur les rythmiciens géniaux que sont le contrebassiste Bruno Chevillon, le batteur François Merville et le guitariste Marc Ducret. Les solos de Sclavis, d’abord axés sur le timbre et le rythme, se sont hissés jusqu’au rang mélodique... L’improvisation atteint alors l’excellence suprême, elle est enfin significative, à la fois émotive et réflexive, elle retranscrit la totalité de l’expérience humaine, elle est tragique.
(1) in « The Eurojazz of L.S. (a French Interpretation) » in The International Herald Tribune, 1997
(2) bande originale du film
Cet article reprend quelques-unes des idées présentes dans le mémoire de maîtrise de musicologie « Sidney Bechet, John Coltrane, Louis Sclavis : une certaine forme de lyrisme », écrit par l’auteur, pour l’université Sorbonne-Paris IV.
http://www.citizenjazz.com/Louis-Sclavis,123469.
Comme le rappelle le fameux journaliste Mike Zwerin (1), Sclavis a grandi dans un monde où l’apprentissage du jazz comme de l’improvisation ne passait plus forcément par l’étude méticuleuse des standards ou la récitation scolaire des improvisations de Charlie Parker ou John Coltrane (celadit sans méchanceté, on a vraiment bien assez d’ennemis comme ça). Ceci est son plus grand tort. Sclavis, musicien lyonnais, a d’abord été fasciné par Maurice Merle, inconnu au bataillon du Dictionnaire du jazz, cofondateur du Workshop de Lyon, et donc de L’ARFI (association lyonnaise à la recherche d’un folklore imaginaire). Ses premiers pas à la clarinette ont été effectués sous les hauts patronages de Sidney Bechet et d’Albert Nicholas. Sclavis n’a pas rencontré le dieu du jazz au cours d’un périple hallucinogène à New York, tout est là - si nous pouvons nous permettre une telle assertion (et sans vouloir être parano,... on fait gaffe).
La violence du musicien (maintes fois éprouvée, en disque comme en concert) est l’héritière d’une rébellion « européenne », pas d’une frustration liée au legs américain. Elle se montre aussi sensuelle et intellectuelle que peut l’être la colère d’un Parker, mais elle vient d’autres horizons, d’une autre philosophie. Sclavis a souvent fait référence dans ses interviews aux concerts donnés par le groupe d’Albert Ayler à la fondation Maeght (en 1970), et ses compositions font parfois l’éloge d’Eric Dolphy (« Green Dolphy Suite », « Les bouteilles »), mais il est difficile de cerner son rapport exact aux modèles américains. A chaque fois qu’il semble chanter sa fascination pour les grands jazzmen, il clame ensuite son dédain pour la préoccupation du style et rejette illico presto le mot de jazz - vous me direz, il n’est pas le seul, Ellington est son prophète.
Ellington qu’il a plusieurs fois violenté (in Clarinettes ou Ellington on the Air), avec l’incomparable avantage de ne pas tomber dans le respect puéril (tout respect est suspect) mais dans la recréation, dans l’évocation prometteuse, dans l’allégorie. Qui a entendu sa première interprétation du célèbre Black & tan fantasy (1927) a compris beaucoup sur la noirceur et la profondeur ellingtionnienne, et par là des étranges pouvoirs de Sclavis. Ce n’est pas Ellington qui est dans l’air, ni un quelconque vent de nostalgie pour gérontocritiques (pour le copyright, voir notre confrère Bessières), mais la tragédie, qui nous ramène, par d’étonnants et bizarroïdes raccourcis, à Nietzsche (la Naissance de la tragédie (à partir de l’esprit de la musique) et à Shakespeare.
Louis Sclavis, délaissant un moment une délicatesse toute « classique » (voir le son large, rond et presque pas granulé de sa clarinette ou de son soprano), recherche la puissance, la force. Les références au monumental (les titres « Petra », « Rhinocéros », « le Phare », « Face Nord ») s’opposent à la fragilité de certains thèmes, arrangements (les albums Acoustic Quartet ou Danses et autres scènes), à la subtilité et au raffinement de son jeu dans certains contextes. Un peu comme la frêle clarinette se distingue du puissant saxophone soprano, si l’on veut. Louis Sclavis se pose dans une dialectique de conflit entre l’esprit et la matière, entre le groupe et le soliste, entre l’homme et son idéal. Les deux albums sortis en 1996 (Les violences... et Ceux qui veillent la nuit) sont dans cette optique d’hallucinants éclaireurs. Plus le projet de Sclavis mûrit et se précise, en effet, plus la violence y est impressionnante.
Louis Sclavis a, semble-t-il, tout compris du théâtre, du spectacle qui auréole les musiques de Portal, de l’Art Ensemble of Chicago ou de John Coltrane, en somme de toute une partie des free américains et européens. Ses albums ne sont pas des compilations de standards joués à la va-vite après deux répétitions (pardon...), mais des concept-albums - le mot fait peur, mais il décrit simplement un des aspects fondamentaux de la création musicale, celui qui a rapport avec la pensée, la réflexion sur les buts et la transmission d’idées métaphysiques. Sclavis réunit ses albums en trilogie (Clarinettes-Chine-Chamber music, les trois C), il les place sous le haut patronnage de Dolphy, Ellington ou Rameau. C’est sa capacité à mettre en scène sa propre musique qui étonne. D’où le rapprochement avec un vénérable jazzman comme John Coltrane, qui sut entourer ses innovations stylistiques d’une aura mytico-cosmique, et quasi-légendaire.Mais le plus important est surtout : comment vais-je pouvoir exprimer une vérité, ma vérité ? Comment vais-je me forcer à éviter de parler comme tout le monde de tout et de rien, le tout saupoudré d’un zeste de swing rassis, comment vais-je parler librement de la liberté et de l’absence de liberté - puisque, comme on le sait, le swing est fait de tension et de détente, de soleil et de cachots. Et bien sûr la solution réside dans une volonté farouche de progrès, dans un activisme vaguement schizophrénique : Louis Sclavis fait en effet beaucoup pour accroître le chômage qui règne dans ce pays. Il travaille avec les saxophonistes Michel Portal, Evan Parker, Jean-Marie Padovani et Tim Berne, les batteurs Daniel Humair et Trilok Gurtu, le « DJ »Christian Marclay, Henri Texier, les violoncellistes Ernst Reijseger et Vincent Courtois, les guitaristes Noël Akchoté et Fred Frith et tout dernièrement Laurent de Wilde. Sans oublier ses propres groupes (Acoustic Quartet, Trio avec Bruno Chevillon et François Merville, « trio africain » avec Texier et Romano, Septet...) et ses premières formations (Workshop de Lyon et Big bands de Cecil Taylor et de Chris McGregor). Et puis, enfin, ses participations plus ou moins actives à des musiques de théâtre, danse, ou cinéma - récemment pour Bertrand Tavernier (2).
Finissons d’ailleurs cet article épuisant par un petit retour sur le swing, qualité rythmique. Il ne faudrait pas manquer de remarquer la qualité principale du jeu virtuose de Sclavis : son sens aigu du rythme, son écoute exceptionnelle des pulsations intérieures ou extérieures. Par là même, il est l’héritier des plus grands jazzmen (ça y est, on l’a dit, on ne voulait pas, mais c’est ven
u tout seul). Il ne faut alors pas s’étonner que son choix se soit porté sur les rythmiciens géniaux que sont le contrebassiste Bruno Chevillon, le batteur François Merville et le guitariste Marc Ducret. Les solos de Sclavis, d’abord axés sur le timbre et le rythme, se sont hissés jusqu’au rang mélodique... L’improvisation atteint alors l’excellence suprême, elle est enfin significative, à la fois émotive et réflexive, elle retranscrit la totalité de l’expérience humaine, elle est tragique.
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Date d'inscription : 25/10/2011
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